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Les moyens de la victoire

Les moyens de la victoire

Halte aux Jeux ! Albert Jacquard 2004

Extraits

Gagner résulte des qualités personnelles mais également des techniques peu à peu mises au point. La victoire peut aller à celui qui naturellement est capable de courir plus vite, de sauter plus haut, d'être plus fort, mais aussi à celui qui aura su, mieux que d'autres, accroître ces qualités. Or dans ce domaine vient de se produire une transformation qui bouleverse, ou devrait bouleverser la nature des Jeux.

Depuis toujours, le corps humain était semblable à une boîte noire dont on pouvait constater les exploits mais dont on ignorait, pour l'essentiel, les processus qui les avaient provoqués. (...) Les moyens de faire mieux restaient empiriques (...).

Tout vient de changer avec les récents progrès de la science, c'est-à-dire de la compréhension de la réalité.

En moins d'un siècle, les résultats de la recherche ont bouleversé de fond en comble le regard que nous portons aussi bien sur nous-mêmes que sur le cosmos. (...) Dans tous les domaines, ce bond en avant de la compréhension du réel nous ouvre des possibilités d'action inédites ; mais elles sont si étranges, si inattendues, qu'à bon droit elles nous font peur et nous contraignent à redéfinir nombre de nos objectifs.

(...)

Mais après l'euphorie de la connaissance et de l'efficacité vient l'angoisse de la décision. Nous constatons que les progrès techniques sont souvent lourds de dangers et débouchent sur des questions sans réponse. Contrairement à la philosophie optimiste de Francis Bacon admettant, au XVIIème siècle, que le but de la science est de réaliser tout ce qui est possible, nous devons nous interdire certains actes résultant pourtant d'exploits de l'intelligence. « Il y a des choses qu'il vaudrait mieux ne pas faire », s'est écrié Einstein au soir d'Hiroshima.

(...)

Les progrès de la biologie ont rendu réalisables des exploits fabuleux dont il est évident qu' »il vaudrait mieux ne pas les faire ». Dans le cas du sport, cela s'appelle le dopage.

Etrangement, les réflexions à ce propos ont initialement situé le problème dans la logique des jeux d'enfants, en se contentant d'introduire le concept de tricherie. Mais cette évocation risque de masquer l'essentiel du problème.

Osons une métaphore et imaginons un groupe d'enfants jouant à colin-maillard. Celui qui porte un bandeau ne peut voir ses camarades, il les attrape au hasard et essaie de découvrir qui est entre ses mains. Le jeu n'a d'intérêt que si le bandeau est rigoureusement hermétique. La moindre tricherie permettant de voir à travers ou aux lisières du bandeau annule tout le plaisir du jeu. Si, par l'effet d'un sortilège quelconque, ce bandeau devenait soudain transparent, il faudrait arrêter la partie et inventer un autre jeu. Eh bien, cette aventure, cette intervention d'un sortilège se produit sous nos yeux dans l'ensemble des activités sportives (...).

Comme dans le cas de l'atome, la boîte noire de l'organisme est désormais ouverte. Ce qui était caché est ou va être prochainement connu. Malgré ce changement radical, les règles du jeu sont conservées, immuables, comme si rien ne s'était produit. (...) L'athlète utilisant des produits qui lui donnent artificiellement des capacités meilleures (...) gagne la compétition sans l'avoir réellement mérité par ses qualités propres et peut à bon droit être qualifié de tricheur.

Cependant, la frontière entre la tricherie et la loyauté (...) peut difficilement être précisée.

(...)

Un exemple (...) dramatique de la difficulté une frontière est fourni par le cas des championnes venues d'URSS aux Jeux de Melbourne en 1956. Sur vingt-six lauréates, dix étaient enceintes (...). Les responsables soviétiques d'alors estimaient que la grossesse induit une augmentation du volume du cœur et de la quantité d'hémoglobine, ce qui favorise les exploits sportifs. Il est difficile de prétendre que ces effets de la grossesse ne sont pas naturels ; ils ne sont donc pas, en toute rigueur, du dopage. Et pourtant ce comportement, avec ce qu'il implique de cynisme, de chosification des athlètes, nous révolte.

Ce n'est que dans une seconde phase que la notion de danger pour la santé des athlètes a été invoquée. L'usage de certains produits pouvait entraîner des risques immédiats s'ils étaient mal dosés, ou mettre en péril leur santé à venir. (...) Mais là encore les limites sont difficilement définies. D'autant plus que le même produit, inoffensif ou même bénéfique à dose élevée ou s'il est utilisé durant une trop longue période.

Finalement, la seule définition objective du dopage est fondée non plus sur la notion de tricherie, non plus sur celle de danger pour la santé, mais sur la transgression d'un interdit. Le dopage est défini comme l'usage de produits défendus. C'est cette transgression qui est punie, ce qui incite à se satisfaire du « pas, pas pris ». Quant à la liste des interdictions, elle évolue ne permanence ; elle apparaît donc de plus en plus comme incomplète et surtout comme arbitraire.

Des produits et des procédés nouveaux sont constamment imaginés. Une course s'est ainsi mise en place entre, d'une part, les instances dont dépend le sport (...), et d'autre part, les athlètes, leurs entraîneurs et leurs conseillers médicaux (...).

Les manipulations biologiques sont devenues si efficaces qu'elles permettent d'espérer des performances inouïes, éloignant les limites de ce que les humains peuvent accomplir. (...) L'athlète ne sera plus qu'un organisme dont, avant une compétition, les médecins doseront avec finesse les multiples paramètres biologiques. Il sera semblable à une Ferrari dont les ingénieurs règlent avec précision les caractéristiques mécaniques la veille d'un grand prix. Que sera devenu le sport dans cette confrontation entre techniciens ? *

Mais, surtout, que sera devenu le sportif, ainsi réduit au rôle d'élément quasi passif au cœur d'un système qui le dépasse et qui le conditionne ? S'il obtient un succès, à qui le devra-t-il ? (...)

La possibilité d'une manipulation de l'organisme transformant les athlètes en machines à gagner risque d'aboutir à une désacralisation de l'humain. Il est urgent de tenir compte de ces bouleversements et de définir un nouvel objectif.

Il se trouve que les Jeux Olympiques donnent le La du concert sportif sur l'ensemble de la planète (...). La responsabilité de leurs dirigeants est donc décisive dans l'évolution inéluctable de tous les sports.

Cette responsabilité est aussi, en amont, celle des pouvoirs publics qui exigent, en échange des crédits qu'ils accordent aux fédérations sportives, des « résultats » sous forme de médailles. N'est-ce pas l'aveu cynique que, pour eux, l'objectif n'est pas la participation mais la victoire ?

Si vraiment l'objectif est de participer, il ne peut pas être de gagner ; si vraiment l'objectif est de rencontrer amicalement d'autres êtres humains, il ne peut être de chercher à l'emporter sur eux ; si vraiment il s'agit de faire la fête, il ne peut s'agir de se doper. Pour éradiquer le dopage, la seule voie possible est d'en supprimer la cause, c'est-à-dire d'oublier la compétition.


Le Postscriptum de Stef

* Cette réflexion n'est pas sans rappeler la déclaration de Lance Armstrong lors de la conférence d'après Tour de France 2005 : « Nous avons la meilleure équipe, les meilleurs entraîneurs, les meilleurs formateurs, les meilleurs médecins ».


08/07/2007
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